Si l’on connaît Bordeaux de par le monde, c’est, au-delà de la renommée de son vin, grâce à la force de son patrimoine architectural et urbain. Port de la Lune, Bordeaux brille par la majesté des façades XVIIIe de ses quais, au cœur de l’ensemble urbain inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco en 2007. De l’autre côté de la Garonne, rive droite, un territoire émerge, se révèle peu à peu, entre les quartiers Bastide, Niel et Brazza. Des ponts sont tendus (Chaban-Delmas inauguré en 2013 et Jean-Jacques Bosc prévu pour 2018), la ville se métamorphose…
Il y a un peu plus de 25 ans, le projet de la rive droite germait, faisant poindre peu à peu les richesses et le potentiel nécessaires à sa transformation. Retour sur le processus de mutation de ces quartiers longtemps restés enclavés dans la ville et qui sont aujourd’hui le moteur du projet métropolitain.
Sédimentation des richesses et des potentiels
Autrefois agricole, le quartier de la Bastide connaît un fort développement industriel aux XIXe et XXe siècles autour d’une industrie florissante. Grâce à la gare d’Orléans et à ses installations ferroviaires, cette plaine marécageuse est une porte d’entrée puissante de la ville sur la rive gauche, à laquelle elle est reliée par le seul Pont de pierre construit en 1822 sur ordre de Napoléon Bonaparte. Les terrains du bord de Garonne sont alors occupés par la société Les Magasins généraux de la Gironde, qui y construit, en 1868, de gigantesques entrepôts de marchandises.
En 1874, la société fait faillite et l’État rachète les terrains pour y installer des activités militaires. La Caserne Niel, construite en 1876, hébergera pendant un siècle plusieurs escadrons du train, jusqu’aux prisonniers espagnols des allemands, chargés de construire la base sous-marine aux Bassins à flot. La deuxième Guerre mondiale marque le déclin industriel du port et des industries sur Bordeaux. L’ensemble ferroviaire tombe alors en friches et les quartiers se paupérisent. Seule l’activité de la caserne est maintenue, elle fera vivre le quartier pendant 20 ans encore, mais inexorablement les friches gagnent du terrain. Bordeaux et les Bordelais délaissent progressivement ce territoire dont l’image se dégrade à mesure que les bâtiments tombent en décrépitude. La métropole concentre son attention sur d’autres quartiers, laissant finalement à la Bastide un temps de sédimentation utile à sa transformation.
Mutations du territoire : la métropole en projets
Le tramway est inauguré à Bordeaux en 2003. Il tisse un lien entre rive gauche et rive droite, pose les jalons d’une vision désormais métropolitaine. Le projet urbain peut reprendre son souffle et connaître une phase d’accélération. Rive gauche, le réaménagement des quais (2000-2009) par Michel Corajoud est en plein chantier. La métamorphose est totale, le label Unesco en atteste en 2007.
Rive droite, c’est par le front de Garonne que le réaménagement du quartier a débuté dans les années 90. Loin d’être une évidence, « l’autre côté », bien que desservi par le tramway, n’entre pas naturellement dans l’identité de la ville-centre. Mais la reconquête des quais a dégagé la vue, tissé un lien visible, créé un balcon sur la rive droite qui, désormais, regarde sa sœur dans les yeux. Au gré des opportunités, sur les cendres des projets utopiques des années 80, il s’agit de mettre en scène la façade de la rive droite, près du Pont de pierre, sur un modèle de développement résidentiel et de relance économique pragmatique et hiérarchisé1
En 2005, la Communauté Urbaine de Bordeaux rachète la caserne Niel et ses terrains (11 ha) en vue de sa démolition. Dans ces espaces peu sécurisés se développe, loin des projecteurs, un micro-environnement marginal et créatif, alors que la ZAC Cœur de Bastide, pilotée par la SEM Bordeaux Métropole Aménagement (BMA) se construit à grand renfort de signatures2
. La phase 2 doit concerner les friches Niel, mais malgré les premiers réaménagements de la berge et la reconquête progressive des espaces publics, la vie de quartier prend mal et la crise économique pointe désormais les freins que doit connaître la fabrique urbaine. Émerge alors un questionnement sur le processus qui a conduit à ces premiers résultats. La reconquête de l’autre rive est à la fois une évidence de par les enjeux métropolitains qu’elle représente ; mais c’est aussi une complexité délicate à embrasser dans son ensemble, un héritage qui peut vite être bousculé par une urbanisation d’opportunités.
Fabriquer la ville autrement : patrimoine et innovation
2008 marque un tournant dans le projet métropolitain de la friche Niel. La Communauté Urbaine de Bordeaux (la CUB) et la ville s’associent pour mettre en œuvre des ateliers rassemblant urbanistes, architectes, aménageurs, techniciens, habitants et politiques qui vont collectivement faire émerger des propositions : la tabula rasa qui a opéré sur la ZAC Cœur de Bastide est rejetée ; le projet doit prendre en compte le déjà-là. La conscience qu’un patrimoine historique, architectural et humain est à préserver renverse les premières intentions. Il faut un projet plus sensible et innovant pour Niel. Les traces de la vie moderne installées à la fin du XIXe (faisceau ferroviaire) sont en rupture avec la forme urbaine traditionnelle mais génèrent, par le conflit qu’elles provoquent, un lieu de projet. La mémoire et l’héritage du déjà-là, le patrimoine, doivent faire projet.
En 2009, la CUB, qui a mis le site et les bâtiments en sécurité, pilote l’appel à candidature pour le projet urbain de la ZAC Bastide Niel (30 ha). L‘agence MVRDV (Winy Maas et associés), retenue à l’issue du concours, s’inscrit alors dans la continuité des réflexions qui ont été menées et propose une forme de contrepied de la phase 1 de la ZAC Cœur de Bastide en cours d’achèvement : plutôt que de prolonger l’urbanisme d’ilots uniformes, elle conçoit une « ville intime », en écho à la ville ancienne de la rive gauche. Des rues étroites (pas plus de 10 m) plutôt que des grandes avenues, des « espaces publics de poche » plutôt que de grandes esplanades. Elle conserve la trace du parcellaire ferroviaire et la mémoire du patrimoine industriel encore en place. Pour autant, Winy Maas ne se complaît pas dans un relent passéiste et conservateur. Elle inscrit sa proposition dans un juste équilibre entre évocation de la mémoire du site et développement urbain contemporain et durable. 45 % des surfaces seront consacrées aux seuls espaces publics et les volumétries des îlots sous-tendent la vocation réelle d’éco-quartier3 . Quelques émergences viendront souligner ce skyline discret derrière l’espace végétal préservé en bord de rive, comme pour se donner à voir après une longue phase de sédimentation. La ville se refait sur la ville, en préserve les richesses et l’identité, en révèle les potentiels et stimule les acteurs du territoire.
Darwin, écosystème moteur
Dès 2006, les friches de la caserne Niel sont investies, colonisées par une population plus ou moins marginale, à la recherche de terrains de jeu et de création. L’esprit Darwin est peut-être né là, dans la résilience d’un lieu voué à disparaître, mais dont la vie qui y a germé a consolidé les racines d’un véritable projet.
La société Évolution (Philippe Barre et Jean-Marc Gancille), cherche un lieu pour implanter un véritable biotope à la philosophie entrepreneuriale et créative où la sobriété est une priorité. Prenant en compte le déclin des énergies fossiles, la raréfaction des ressources, la mutation du travail et des organisations et l’explosion du numérique, le projet Darwin prône de nouvelles pratiques urbaines à l’instar des lieux similaires en émergence dans le monde4
et accueillera tous les acteurs du territoire qui souhaitent collaborer et contribuer à la transition sociétale vers des modèles coopératifs et résilients : incubateurs, entreprises de l’économie verte et créative, recyclerie, commerces éco-responsables, ferme urbaine et jardins partagés, skatepark indoor etc. Les Magasins Généraux, abandonnés depuis 40 ans, offre le cadre idéal. La CUB cède les 10 000 m² à la jeune société en 2008 et le projet démarre.
Friche urbaine, architecture et éco-quartier
Le groupe Évolution fait appel à Virginie Gravière et Olivier Martin, architectes, pour définir le projet de rénovation écologique5
des bâtiments qui accueilleront l’écosystème. Les architectes vont s’inscrire dans cette philosophie et proposer une reconversion sobre, conciliant respect du patrimoine, innovation écologique et qualité d’usage.
Les bâtiments présentent des atouts indéniables de par leur orientation, leur compacité, la qualité des matériaux en présence. Les architectes concentrent donc leur intervention sur le renforcement des performances thermiques des enveloppes les plus défavorables, conçoivent un système de surventilation nocturne et aéraulique pour récupérer la chaleur. Ils prévoient 1 000 m² de panneaux photovoltaïques en toitures et la récupération des eaux pluviales pour alimenter les sanitaires. De la conception à l’usage, la performance énergétique s’appuie sur la qualité d’espace offerte par les bâtiments. Chaque usager bénéficie d’un tableau de bord métrologique pour veiller à sa consommation d’eau et d’énergie.
Dès la phase de programmation, les architectes privilégient le respect de l’existant et leur projet met en valeur les émotions spatiales et l’identité patrimoniale du site. Les volumes, la structure globale, les matériaux, l’ensemble restent lisibles et cohérents. L’intervention reste légère et semble s’inscrire dans une évolutivité d’usage, s’adaptant aux pratiques nouvelles et à venir.
Bastide Niel, demain
Primée en 2013 par l’Unsfa6
, cette première phase de reconversion sera prochainement suivie du projet de reconversion des Magasins Généraux Sud (8 700 m²) pour lequel le groupe Évolution s’est vu confier par Bordeaux Métropole, le pilotage du projet fin 2014. Dans la continuité de DARWIN et fort de son succès, le projet, renommé en « magasins généreux sud », prend une tournure résolument culturelle avec l’installation de la Fabrique Pola, regroupement d’acteurs culturels de la métropole, de logements sociaux (Aquitanis bailleur) et d’équipements collaboratifs dans l’esprit d’une coopérative d’habitants.
Là encore, le porteur de projet fait appel à des architectes particulièrement sensibles au processus de co-construction et où le patrimoine constitue un levier : Nadau/Lavergne et Chloé Bodart (agence Construire7
). Ils auront à composer avec le plan de Winy Maas et son concept d’enveloppe urbaine qui garantit par un jeu de pans coupés, un niveau d’ensoleillement optimisé pour chacun des 130 îlots de la ZAC. Le permis de construire devrait être obtenu d’ici la fin 2016. Si les premiers défendent une économie de projet frugale fondée sur les usages plus que sur la forme architecturale, le second semble vouloir conserver des axes et prescriptions architecturaux plus démonstratifs. Tous s’accordent toutefois sur un point : le déjà-là donne le ton. L’identité et le génie des lieux font patrimoine et c’est aussi dans la contrainte de son réemploi que la créativité naît.
Dans un quartier longtemps resté en friches, les composantes de la fabrique métropolitaine sont à l’œuvre. Avec plus de 150 millions d’euros d’investissement, la ZAC Bastide Niel constitue l’un des plus importants projets de reconversion de la métropole sur laquelle plancheront plus de 120 architectes. Et s’« il n’y a pas de patrimoine sans projet »8 , on peut être certain que le projet ne se fera pas sans patrimoine. Celui d’hier et de demain.
- Implantation des sièges sociaux de la Banque populaire et du journal Sud-Ouest, reconversion de l’ancienne Gare d’Orléans en complexe cinématographie opération Bastide 1, Ateliers Lion Associés, architectes, jardin botanique etc.. ↩
- Perrault, Fortier, Charrier, Desvignes, Lion, De Portzamparc, Wilmotte, Lacaton-Vassal… ↩
- Les volumes capables des îlots sont conçus de sorte que les pans coupés des étages supérieurs laissent entrer un maximum d’ensoleillement dans les ruelles. ↩
- The Hub à Bruxelles, LX Factory à Lisbonne, le Gundelfdinger Feld à Bâle etc. ↩
- Objectif BBC, consommation de 69 kWhep/m²/an. ↩
- Depuis 2001, l’Unsfa (Union nationale des syndicats français d’architectes) décerne le prix du projet d’architecture citoyen, qui salue, chaque année en France, une démarche « concertée, exemplaire, témoignant d’un effort de coproduction ». ↩
- Chloé Bodart a longtemps travaillé avec Patrick Bouchain. ↩
- Marc Barani, architecte, grand Prix d’architecture 2013, commissaire de la biennale Agora 2012 à Bordeaux. ↩